SUR LES TRACES DES VOYAGEURS AU JAPON
L’Aventure la plus longue de ma vie
A côté de moi, le petit chat blanc et le grand chat noir
porte-bonheur « Irashai-Masé ». J’ouvre ma valise dont je sors plusieurs
objets japonais : Un masque de Nô, le Genji et des livres de voyageurs au
Japon au 20ième siècle, les livres sur la cuisine japonaise etc.
Mesdames et Messieurs !
ANDAGURAUNDO, underground, en Anglais, c’est le titre que
le grand écrivain moderne Haruki Murakami avait donné à son livre sur l’attaque
terroriste au gaz toxique Sarin dans le Métro de Tokyo, le 20 mars 1995. Dans
ce livre, des survivants témoignent sur la question :
POURQUOI CETTE ATTAQUE TERRORISTE?
Pourquoi et comment est-ce arrivé ?
Chaque témoin raconte sa version de ce jour inoubliable.
La réponse de Murakami lui-même est surprenante. Parce
qu’il fait un parallèle entre les terroristes d’une secte religieuse, OMU, et
les soldats et autres jeunes techniciens administratifs, scientifiques et
savants qui ont construit en 1931 l’Etat de marionnettes ‘Manchuko’ en Chine.
Les deux groupes d’hommes et de femmes étaient des idéalistes qui cherchaient
un autre avenir pour leurs sociétés et visaient à servir une utopie idéale. Les
uns ont fait éclater la deuxième guerre mondiale en Chine, et les autres ont
terrorisé Tokyo vingt ans après l’Armée Rouge Japonaise
Ils ont voulu le Bien en participant au Mal.
C’est le tragique de Sophocle, n’est-ce pas ?
Le recyclage du mythe d’Œdipe qui nous occupe
toujours :
Qui d'entre-nous veut encore tuer son père et épouser sa
mère !?
Vous venez d’écouter une musique traditionnelle japonaise
qui s’étend depuis le 2ième siècle après J-C. Jusqu'à à la période
moderne et postmoderne. C’est la musique de la religion Shinto qui m’a toujours
fasciné à cause de sa mélodie peu mélodieuse, monotone, archaïque. Elle sert,
dans les temples de la religion Shinto, à honorer la Nature, les Ancêtres et
l’Empereur, le Tenno qui jusqu’au bombardement atomique du Japon en 1945 était
adoré comme un Dieu. Cet empereur SHOWA qui fut le plus haut responsable d’un
système impérialiste, fasciste et raciste, et qui dut annoncer à la radio
japonaise l’abdication du pays, ce qui assoma la population.
Alors quand je suis allé au Japon, je suis tombé en
quelque sorte de Charybde en Scylla, d’un pays à l’autre de l’ancien axe
Berlin/Tokyo. Avec la différence importante que dans le Japon du début des
années 80, le travail de deuil national
avait à peine commencé.
Me voici le 1 Janvier 1984 devant le plus grand temple
Shinto de Kyoto :
Alors pourquoi suis-je allé au Japon ?
POURQUOI LE JAPON ?
Drôle de mélange de raisons et de hasards.
Mais d’abord une urgence déjà à l’époque :
TROUVER DU TRAVAIL ET GAGNER L’ARGENT POUR MA
FAMILLE!
Ensuite, l’échec d’un mariage et l’envie de recommencer
ma vie, quitter l’îlot idyllique de
Berlin Ouest et voir le monde.
ALLER AILLEURS !
Ainsi a commencé une AVENTURE qui a duré 20 ans.
J’avais 42 ans mais je ne gagnais pas plus de 500
Deutsche Mark par mois après avoir décidé de vivre de ma plume tout en
étant père de trois enfants, âgés de 3,
11 et 13 ans.
Pourquoi aller si loin ?
Encore le hasard, un bon hasard à la fin.
Un ami japonais m’invitait à enseigner la langue et la
littérature allemande à l’Université de Kyoto.
Voici KYOTO, TOKYO, FUKUSHIMA , HIROSHIMA ET
NAGASAKI.
Vingt ans à Kyoto, ville de 2 millions d’habitants et
choisie autrefois par des militaires américains pour larguer la première bombe
atomique. Parce que cette ville était idéale comme cible parce que entourée de
montagnes en forme de fer à cheval.
Plus idéale que Hiroshima encore!
Ce que j’ai appris plus tard.
J’ai accepté de travailler à Kyoto après un coup de téléphone
et avoir dormi une nuit dans ma maison maison de famille l'été 1983, la maison
d’une famille à l’origine de paysans à l'origine. Vieille coutume ! Et
j’ai décidé et prévu d’aller là-bas pour 2/3 ans, maximum !
Mais sûrement pas pour 20 ans.
Drôle de vie tout cela!
La France, l’Espagne, l’Italie, OUI, j ' y pensais.
L’Union Soviétique, NON. La Chine NON plus.
Le Japon ? NON ! Plus loin que la Chine
encore !
Regardons le Japon, ce ver de terre allongé le long des
côtes du continent asiatique.
Un pays de tremblements de terre et d’autres catastrophes
naturelles?
NON !
Après une nuit de réflexion, OUI.
Et cela dans un moment de ma vie où je ne connaissais pas encore la
maxime d’un de ces voyageurs au Japon du
début du 20ième siècle, le philosophe Hermann Graf Keyserling:
Le chemin le plus court pour
Te rencontrer toi-même
Te
mène autour du monde
Un peu drôle non ?
Mais ce que je peux déjà dire maintenant :
Je me suis rencontré pas mal au Japon !
-
Et ce soir, j’ai la chance de me rappeler et de revenir
sur cette aventure la plus longue de ma vie. Ces deux décades passées trop
vite, beaucoup trop vite.
Alors, avant que
tout s’efface avec le temps, je prends
l’occasion précieuse de vous faire revivre ce que j’ai vécu dans cet Empire du
Soleil Levant. Avant que trop de nuages
ne le cachent.
Maintenant je suis ici mais – le voyage est là-bas !
C’est l'auteur et voyageur au Japon Henri Michaux qui l’a
dit en 1945 après son voyage en 1933, et on ne peut plus grand-chose l’un pour
l’autre, disait-il sur son voyage et lui. Ce soir je n’ai pas assez de temps
pour parler non seulement des voyageurs allemands mais aussi des voyageurs
Français comme Roland Barthes, Paul Claudel, André Malraux , Nicolas Bouvier,
et celà c’est bien dommage comme le montre la couverture de ce récit unique
parce que humoristique, publié en 1924 et réédité en 1952. L’humour comme méthode de voyage – à
discuter !
N’attendez pas des analyses du Japon aujourd'hui s’il
vous plaît.
J’y suis simplement allé avec une seule valise et revenu
avec beaucoup plus, les beaux livres des voyageurs au Japon qui m’ont précédé,
accompagné et bien aidé à voyager moi-même réellement et dans la tête.
Voilà le Japon dans toute sa longueur de 4 mille
kilomètres, sur l’une des ceintures volcaniques les plus dangereuses de la
terre !
Voici Kobé !
A quelques dizaines de kilomètres de Kyoto seulement,
mais à une demi-journée de voyage en voiture après le tremblement de terre du 7
janvier 1995, pour apporter le plus urgent : De l’eau, du riz et du papier
de toilettes, aux résidents Français de
cette ville détruite.
Trajet inoubliable dans son horreur pour moi
qui faisait partie de cette petite mission.
Les tremblements de terres font partie de la vie
quotidienne au Japon, plus à Tokyo qu’à Kyoto, ma ville adoptive qui tremblait
quand même pas mal aussi le jour du drame de Kobé. En vivant au Japon, on
comprend mieux les soubresauts de notre
planète.
Ce FEUERBALL !
CE BALLON DE FEU TOURNANT AUTOUR DE LUI-MEME !
Notre fils a supporté en 2011 non seulement la peur de
l’eau et des aliments radioactifs, mais
les centaines de répliques du tremblement de terre pendant des mois. Imaginez
le plancher des vaches Salers qui bougerait tous les jours.
Grâce à ma femme passionnée par les maisons japonaises,
j’ai eu le bonheur d’habiter ces maisons en bois, terre, paille et papier –
tout peut être brulé, zéro déchet lors de la destruction.
Près du temple
bouddhiste Entsuji d’abord, après dans le quartier de Kitazono-cho,
après à Kitashirakawa, et finalement sur la colline de Yoshida Yama près
de l’Université de Kyoto, toujours dans des quartiers préservés. Toujours dans
des maisons traditionnelles japonaises, dans des maisons les plus belles du
monde pour quelques-uns de mes voyageurs.
Dans ces maisons,
pas de murs de pierres épais ni de double-vitrages , ce qui permet de vivre
beaucoup plus près de la nature. Le dedans presque pas séparé du dehors. On vit
sur des tatamis en paille du riz, on dort sur les futons, matelas de coton.
Et cela permet aussi de chauffer le ciel en hiver, car
pas d’isolation !
Je me vois encore taper à la machine avec la buée devant
la bouche.
QUEL PLAISIR !
Pour mieux
comprendre encore mon étrange plaisir de vivre ainsi, vous devez lire
« L’éloge de l’ombre » du grand écrivain moderne JUNICHIRO TANIZAKI,
connu pour ses Bestsellers, moins pour son éloge, sa déclaration d’amour pour la maison japonaise.
C’est un texte court traduit du Japonais par René
Sieffert et édité par sa femme Simone,
mes beaux-parents. Grâce à eux deux aussi j’ai commencé à comprendre pourquoi
j’aimais tant la maison japonaise. Avec son cœur, le TO KO NOMA.
Un espace d’un tatami surélevé, au fond de la pièce à
vivre ou dans celle de la cérémonie du thé, que l’on décore très sobrement d’un
rouleau de peinture, le kakémono, et d’un bouquet évoquant tous deux la saison
dans laquelle on se trouve.
. . . tout bien considéré, ce n’est que la magie de l’ombre ; traquez cette ombre produite par tous ces
recoins, et le toko
no ma aussitôt retournera à sa réalité
banale d’espace vide et nu. Car c’est là que nos ancêtres se sont montrés
géniaux : à l’univers d’ombre délibérément créé en délimitant un espace
rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique supérieure à
celle de n’importe quelle fresque ou décoration.
Après ce premier indice sur le centre vide de cette
maison, voici la lumière, sa « lueur blafarde » venant des shôji, des
portes coulissantes en papier, qui la pénètre.
A dire vrai, la lumière qui éclaire l’envers de ces shôji prend une couleur
froide et terne. Comme si les rayons de soleil venus à grand-peine du jardin
jusque-là, après s’être glissés sous l’auvent et avoir traversé la véranda,
avaient perdu la force d’éclairer, comme s’ils étaient anémiés au point de
n’avoir plus d’autre pouvoir que de souligner la blancheur de papier des shôji.
A vrai dire, ce n’était pas vraiment la lumière idéale
pour un prof de langue et de littérature qui doit lire et écrire et qui
préférait préparer ses cours, séminaires et conférences à la maison, au lieu de
rester sous la lumière néon de son bureau de son université. La lumière douce
dans ma maison m’aidait quand même à plonger dans la lecture des voyageurs.
Ainsi la réalité et la fiction se
mêlaient-elles plus facilement.
Qu’est-ce que les voyageurs cherchaient donc au
Japon ?
Le mystère de l’Orient, encore au 20ième
siècle ?
Oui, sauf quelques-uns comme ARTHUR KOESTLER qui ne le
cherchait plus, mais celà seulement après la deuxième guerre mondiale.
Chercher l’inspiration mystique et un conseil spirituel en Asie est
aujourd’hui aussi anachronique que l’idée que l’Amérique est un pays de cowboys
qui lancent des lassos.
Quand moi je suis venu au Japon, je n’étais pas encore à
la hauteur de cette conclusion un peu cynique.
Je n’étais pas venu pour ça – mais quand même je n’étais
pas totalement libre de cette illusion d’un mystère oriental. Pour l’écrivain
anglais moderne Josef Conrad, l’Orient sentait encore un mélange d’épices, de
cannelle, de girofles et de mangroves. Doux, lourd et un peu pourri, un parfum
noir.
Et moi, au Japon ?
Qu’est-ce que moi j’ai senti sur le campus de
l’Université de Kyoto le matin du 4 Octobre 1983, le premier jour de mon
travail ?
En fait, ça puait
le plastique et les pneus brûlés, ça me piquait le nez. Mais cette sensation ne
fut que le début de mon choc culturel. Lorsque j’atterris à Osaka, après
avoir voyagé à travers l’Alaska avec la compagnie LUFTHANSA, je me suis
précipité vers mes futurs collègues japonais venus de Kyoto pour m’accueillir, en essayant de serrer
fortement la main de chacun – qui
n’arrêtaient pas de s’incliner devant moi.
Vous imaginez ?
Au lieu d’un premier contact des yeux et des mains, ces
têtes noires s’inclinant sur ma main, comme s’ils voulaient l’embrasser ?
Un profond malentendu déjà tout au début.
A partir de ce soir-là, je me suis incliné, courbé même
pendant 20 ans de plus en plus machinalement. Ce que j’avais appris comme petit
garçon éduqué à la prussienne.
Il faut s’adapter, mon vieux !
S’adapter à tout
au pays de mon travail. Et bientôt je me suis courbé même devant le TÉLÉPHONE,
seul à la maison, la main droite sur le dos, le combiné dans la gauche. Arthur
Koestler avait déjà observé le plus drôle, des Japonais s’inclinant dans la PORTE TOURNANTE d’un
Grand Hôtel. Mais en fait, c’est tout un art de saluer quelqu'un, un personnage
supérieur s’inclinant très peu devant un inférieur ou une femme qui l’est
toujours.
Après tout je suis, en restant réservé au fond, quand
même tombé sous le charme du Japon. Je suis resté en rade, si vous voulez. J’ai
regardé de loin, littéralement, et je la regarde encore ainsi, ma vie au Japon.
Des jumelles inversées aux mains !
Avec les livres des voyageurs comme celui d’IVAN
GONTCHAROV, une compilation de ses lettres qu’il avait écrites entre 1852 et
1855, pendant son long voyage qui se termina par un naufrage. Et pendant ce
temps-là GONTCHAROV portait en lui le
héros de son fameux roman, l’OBLOMOV, devenu très connu au 19ième
siècle comme l’homme couché, paresseux, qui préférait rêver pendant que le
reste de l’humanité était bousculé par le rythme de l’industrialisation de la société.
Le voici, avant son voyage autour du monde et en rêvant
peut- être ce qui va lui arriver.
Et voilà ce qu’il a vraiment vu :
Nous découvrions le Cap Nomo qui forme l’entrée de la rade de Nagasaki.
Nous étions tous ensemble sur le pont arrière et nous nous délections du
spectacle de la côte verdoyante et ensoleillée. Mais ici, ne venaient pas à
notre rencontre des bateaux remplis de fruits, de coquillages, de singes et de
perroquets, comme à Java ou à Singapour. Surtout, personne ne venait nous
débarquer.
Au contraire !
Nous entrâmes dans la baie d’un cœur oppressé. Moi au moins j’avais le
sentiment que j’entrais dans une prison garnie de plantes.
PRISON ?
Le Japon une sorte de prison ?
Pourquoi PRISON, Monsieur GONTCHAROV ?
Il ne m’a jamais répondu et moi je l’ai compris plus tard
vers la fin de mon séjour. Après m’être incliné mille et une fois ! Mais
resté debout quand même. Redevenu libre même, plus LIBRE qu’à Berlin Ouest
parce que jouant au GAIJIN, l’homme qui
reste dehors, l’homme qui avait compris que son contrat de travail était un
contrat avec le TENNO lui-même. TENNO PARTOUT, même dans l’air me semblait-il.
Mes collègues japonais ne sentaient pas les choses ainsi, évidemment.
Depuis Ulysse, l’homme a voyagé surtout comme soldat. Au
20ième siècle, le voyage a changé
de forme : Jamais avant autant de voyageurs n’avaient été forcés de
voyager. La guerre industrialisée a
chassé un nombre d’humains
extraordinaire sur les routes, les rails, les bateaux et dans les avions
finalement. Quelques -uns pour conquérir, les autres pour être déportés,
asservis, violés et tués sur les routes, les champs . . .
Quelques individus seulement voyageaient en privilégiés
avant, pendant et après la première Guerre Mondiale, ensuite entre les guerres,
pendant et après la deuxième Guerre Mondiale. A partir de l’année 1933, des réfugiés allemands juifs ont d’abord
fui à Paris. Mais Paris n’était déjà
plus un refuge sûr. De Paris ils ont pris des bateaux pour fuir aux États-Unis
et au Mexique. Une minorité fuit à l’Est et arriva à Shanghai et encore moins
de gens poussèrent jusqu’ au Japon. Tous en fuite devant l’esclavage et la mort
pendant que le monde tournait toujours avec sa nonchalance cruelle, mais comme
dans l’essorage d’une machine à laver mondiale.
L’aristocrate MARIE VON BUNSEN par exemple, qui a voyagé
un demi-siècle après IVAN GONTCHAROV mais encore avant la Grande Guerre,
prenait bien son temps pour découvrir le Japon, comme moi je l’aurais voulu.
Langsam !
Lentement et dans un pousse-pousse tiré par un homme –
tout en ayant pitié de lui!
J’avais toujours plus de temps que la plupart des Voyageurs. C’est pour
cela que je pouvais visiter les lieux à l’écart et apprendre quelque chose de
première main. Et c’est à cela que je veux me limiter. (…)
Kamakura, 11 avril 1911
Sur la chaussée je me promène entre des collines boisées. Le blanc des
cerisiers de la montagne jette sa lumière, le rossignol japonais, l’ UGUISO,
chante. Il joue de sa flute, mais il lui manque la nuance révoltée de son frère
européen.)
QUELLE OREILLE !
MARIE VON BUNSEN voyageait seule. C’était très courageux
encore pour une femme à son époque ! Ses cinq sens aiguisés, comme tous
les voyageurs seuls. Et celle-là avec son sens solidaire en plus.
Souvent je suis passé devant des petites usines ou on embobinait, filait et
teintait la soie. Les portes coulissantes étaient poussées en arrière et
j’entendais rires et plaisanteries. Pourtant seulement l’apparence est
idyllique ! Les horaires de travail sont terriblement longs, le salaire à
peine suffisant même pour ici. Il manque des lois sociales dans les usines, le
travail des femmes et des enfants augmente. La pression des impôts est montée à
une hauteur poignante, 35%.
Le socialisme frappe à la porte !
Le socialisme japonais comme presque partout dans le
monde – cent ans avant nous et bien avant. Sa perversion par Staline et Hitler
aussi nous attendait encore. Et nous, qu’est-ce que nous attendons encore d’une
démocratie socialiste ?
Toujours plus de production, plus de consommation ?
Conquérir le monde en le parcourant comme le démocrate
social et syndicaliste FRITZ KUMMER de Leipzig ? Le voilà en pleine
forme ! Et très solidaire avec ses compatriotes japonais, qu’il trouvait
vraiment grands dans leurs petites maisons de bois. Mais il n’appréciait
guère leurs policiers qui le molestaient
comme ils ont embêté tous les étrangers avant et après lui.
Vous êtes trop curieux de nous, vous tous et vous toutes,
vous les GAIJIN !
LES ETRANGERS DE PEAU BLANCHE!
Nous, les hommes de la race divine du Pays du Soleil
Levant, nous ne voulons pas que vous
nous regardiez trop, ni dans nos affaires ni dans nos âmes. Nous n’avons peur
de rien mais nous nous cachons devant nous-mêmes, telle était une conclusion
des analyses de KURT SINGER, le connaisseur le plus profond peut-être du Japon
des Années Trente.
Et si les Japonais exagéraient juste un peu ?
QUI D’ ENTRE NOUS NE SE CACHE PAS DE SOI-MÊME ?
Derrière un masque de Nô?
Restons avec notre
syndicaliste Kummer à la recherche de la situation sociale des Japonais avant
l’année 1914.
Un beau dimanche, FRITZ KUMMER suit son camarade japonais
et sa famille dans leur quartier d’amusement populaire, sans savoir ce qui
l’attendait. Suivons-le dans les rues où s’exhibaient derrière les barreaux de
leurs bordels les jeunes femmes tombées dans la misère, parfaitement isolées et contrôlées par la
police. Notre démocrate social suivait sa famille d’hôtes comme si elle allait
à un marché de Noël.
Même la foule devant ces cages énormes est gaie mais convenable. La
lubricité n’est ni provoquée ni augmentée par la nudité. Les filles sont
habillées comme des filles honorables d’une maison bourgeoise. Et si elles nous
regardent innocemment avec leurs figures souriantes, on pourrait douter de la
raison de leur présence ici. Elles perdent quand même un peu de leur air de
jeunes filles quand elles tirent leurs petites pipes des longues manches de
leurs kimonos et quand elles s’entourent des nuages de fumées bleues.
A la fin de son étape japonaise autour du monde, FRITZ
KUMMER appelait son pays d’accueil un État Policier : « Polizeistaat » ! Un système
social bien connu d’un voyageur allemand des années après Bismarck. Reste l’insouciance sinon innocence de cette
sexualité forcée et publique qui lui donne à penser. Lui qui portait le poids
de la pruderie et de la condamnation morale de l’Europe Chrétienne sur les épaules.
Un philosophe, lui, ne voyage pas comme un syndicaliste.
HERMANN GRAF KEYSERLING se sentait tout à fait en harmonie avec le Japon et ses
propres sensations.
C’est une satisfaction unique que la vie nous donne au Japon, l’Empire du
Soleil Levant. Ici et comme nulle part au monde l’extérieur n'est en accord
avec l’intérieur, avec la nature de l’homme, pour que les impressions
possibles soient dès le début dans une
relation harmonieuse avec les sensations possibles ; et ici, comme nulle
part ailleurs, cette relation harmonieuse est objectivement réalisée dans les
meilleurs rythmes . . . évidemment on
doit devenir japonais, pour ressentir cet absolu entièrement ; mais
justement, on devient japonais au Japon ; aucune nature sensible n'échappe à cette métamorphose.
ET MOI ALORS ?
Est-ce que moi j’étais en danger de devenir
Japonais pendant mes vingt ans au Japon?
Autrement dit : Est-ce que j’ai commencé à prendre
racine, à être tatamisé comme on dit ? Est-ce que j’étais sur le chemin de
‘going native’ ? Tenté de rester au Japon comme plusieurs de mes collègues
étrangers ?
TENTÉ, OUI !
Avec un travail bien payé, ma femme et mes amis et tout
cela au Japon que j’ai commencé à comprendre.
MAIS FINALEMENT, NON !
Trop attaché à l’Europe, à sa diversité, à son atmosphère
de liberté e t de démocratie. Trop nostalgique de ses belles villes et paysages
différents, de ce pays où la tradition n'étouffe pas la culture au lieu d’être
ses racines. C’est-ce que l’écrivain de voyage Nicolas Bouvier nous a dit un
soir à l’institut Franco-japonais de Kyoto.
Rentré en France depuis 11 ans, je dois quand-même avouer
que le Japon m’a fait beaucoup rêver et je me demande si je n’avais pas
une tendance à romantiser l’Europe et la France surtout. Les blocages au Japon
sont juste un peu plus forts qu’en France, me semble-t-il maintenant.
ET POURTANT !
Ne plus jamais revoir le Japon ?
NON !
Est-ce que le Japon est devenu ma Rome que je dois revoir
avant de mourir ?
OUI, SI POSSIBLE.
Le Japon est bien connu du monde aujourd’hui. On pourrait
presque aligner les mots de la culture japonaise par ordre alphabétique :
Aikido, Buto . . . Geisha, Haiku. . . Kimono . . .Manga, Murakami . . .
Rashomon, Samurai, Sushi, Tenno, Utamaro . . . Zen. Tout celà vous le trouverez
dans les guides touristiques.
Par contre laissez-nous, mes voyageurs et moi, vous
montrer ce soir nos expériences bien subjectives. Comme BERNHARD KELLERMANN par
exemple qui a eu la grande chance de faire un voyage payé par son éditeur, et
qui nous a ramené ses souvenirs très personnels et vivants dans son
« Spaziergang in Japan », sa Promenade au Japon publié en 1910 pour ses lecteurs et lectrices à Berlin,
Munich et Hambourg.
Voici trois danseurs après leur travail, s’amusant au
parc Ueno de Tokyo.
La farce qu’ils se jouent ces trois-là est innocente et enfantine,
présentée savoureusement dans la limite des moyens mimiques. Chaque mouvement
le plus petit trahit un esprit d’observation incroyable. Quand ils se frottent
les joues ou l’œil, leurs masques
ressemblent aux vrais visages. L’un donne une petite tape légère à l’autre, ça veut dire qu’il l’indique seulement, mais
bien sûr c’est une petite gifle appliquée d’après toutes les règles de l’art et
le giflé est drôlement naturel. Ils boivent et se lancent les gouttes du bout
des doigts et même si boire n’est qu’une pantomime nous voyons les
gouttes lancées par-ci par-là. Et nous
voyons même la petite goutte qui a volé dans l’œil de l’autre.
Voilà des Japonais exubérants mais raffinés en même
temps. Le Dieu Dionysos aurait aimé danser avec eux, lui certainement moins
contrôlé que ces trois hommes-là. Rien que pour ce petit cadeau délicieux de sa
promenade au Japon, nous devons remercier BERNARD KELLERMANN encore une
centaine d’année plus tard. Et pourtant, on l’accusait et on l’accuse juste
qu’à nos jours d’impérialisme culturel. Lui qui a seulement trop aimé le Japon et sans aucun
désir de le conquérir. Au contraire , Il aurait été capable de protéger
ces ‘petits humains’ qui le faisaient se sentir lui-même comme un géant barbare
parmi eux.
Les Japonais savent très bien s’amuser !
J’ai eu l’occasion de le constater maintes fois.
Mais c’est souvent à grand renfort de saké, ce qui me
convenait très bien.
Même les samurais,
connus en Occident plutôt par leurs exploits au sabre.
Lorsque je suis
arrivé au Japon, mes premières impressions des femmes japonaises n’ont pas été
trop favorables, franchement dit. Même les étudiantes étaient ou insignifiantes
ou trop maquillées. Aucun chic ni élégance. Sauf la geisha, cette icônes des
femmes au Japon ! Une apparition, inaccessible et extraterrestre presque, vers
le soir sur la KAWARAMACHI, la Ginza de Kyoto, sur le chemin de son travail.
Courtisane raffinée, éduquée depuis douze siècles dans l’art du divertissement
et de l’érotisme. Son corps était cependant complètement caché derrière une
large ceinture et des mètres de tissus.
Alice Schalek, une correspondante de guerre autrichienne
et membre du mouvement féministe international, a voyagé au Japon après la première guerre mondiale. En
voyageant, elle fit beaucoup de rencontres.
Une
fois j’ai eu une conversation pendant un long voyage en train avec deux
fabricants qui avaient le projet de voyager en Europe avec l’intention de
visiter Vienne et je me suis rendu compte juste à la fin qu’ils voyageaient
avec leurs femmes qui avaient été assises pendant des heures à côté de nous
sans qu’elles aient été amenées à participer à notre conversation.
Un homme qui sort avec sa femme et monte dans le pousse-pousse qui arrive
la laisse chercher le sien. Une connaissance d’un homme ne salue pas la femme
de celui-ci et l’époux sera servi le
premier dans un restaurant.
Aussi quand j’ai été invitée par un Japonais à l’hôtel, le garçon lui a
donné la clé à lui.
Nous comprenons bien que cette Autrichienne était
vraiment émancipée pour son époque.
Mais, à cette époque-là, est-ce que la situation des
femmes en France et en Allemagne était si différente ?
Pas trop, sauf qu’il n’y avait pas de pousse-pousse
peut-être . . .
Le Japon avait, d’après Schalek au milieu des années
vingt, la plus grande mortalité infantile du monde mais était quand même le
pays avec le plus d’enfants. La femme japonaise donnait naissance chaque année.
S’il y avait une pause, le dernier enfant tétait sa mère pendant deux ou trois
ans. . . . A trente ans chaque femme était épuisée, desséchée, les seins
pendants et le corps boursouflé.
Et l’homme, lui, pendant ce temps-là, s’amusait avec des
geishas . . .
Mesdames et Messieurs,
je vous présente la fondatrice, disons la grand-mère du mouvement de l’indépendance
des femmes au Japon. L’empereur l’honorait, même si la majorité des hommes la
détestait.
La quintessence de toutes les expériences de cette femme
audacieuse au Japon se montre dans le titre de son livre :
JAPAN – DAS LAND DES NEBENEINANDER
LE JAPON – LE PAYS DE LA COEXISTANCE
Le Japon a été depuis son ouverture il y a 160 ans le
pays de la coexistence du vieux et du nouveau, du classique et du moderne, et
sera peut-être un jour le pays de la coexistence entre femmes et hommes aussi.
Madame Inoué que j’aimerais vous présenter à cette
occasion, avait déjà après la première guerre mondiale des idées
révolutionnaires qui ne sont pas encore appliquées au Japon aujourd’hui.
Ses idées sur la formation des femmes, est-ce qu’elles
étaient bien loin de celles de ses sœurs en Europe ? Elle ne voulait plus
imiter l’univers masculin, elle envisageait plutôt une Haute École des
femmes : Pour perfectionner les talents féminins, les savoir-faire féminins,
et surtout pour cultiver la paix et l’amitié. Et aussi pour développer les
capacités des femmes et des hommes dans des domaines différents, et avant tout
créer une faculté de Médecine spécialisée dans les maladies des femmes et des
enfants.
Dans les années 80, il était inimaginable pour une femme
comme madame INOUÉ d’être à la tête de mon université à Kyoto, la deuxième
université d’Etat du pays, aucune femme n’était même à la tête des facultés, ni
des départements. Aucune collègue japonaise n’était encore en automne 1983 à la
WELLCOME PARTY pour le nouveau collègue allemand, sauf une secrétaire. Aucune
épouse de collègues n’était en janvier 1984
à la fête que j’organisai pour remercier mon département.
Heureusement étaient venues quelques collègues
étrangères.
Et parmi elles, une Française !
PLUS NECESSAIRE D’INVITER UNE GEISHA !
Et alors, toutes ces boutiques où on vend des objets de bambou, de bronze
et toute cette variété de petits éléments du vêtement féminin : le brocart
et les autres tissus, la ficelle, les petits peignes, bouffants de crin de
cheval et marqueteries qui supportent la coiffure et arrangent la ligne du dos,
barrettes, boucles et nacres et tout cela bien disposé. Tout cela accumulé
devant les yeux de l’étranger, du visiteur pour qu’on ne voie pas la vraie
figure dissimulée en dessous de ces enveloppes séduisantes et ravissantes.
Il me semble bien que ce voyageur-là aimait les
femmes !
Malheureusement, nous n’avons plus le temps de le suivre,
il s’appelait ARTHUR HOLITSCHER et a voyagé
beaucoup.
Deux années plus tard, en 1928, RICHARD HUELSENBECK
arrivait au Japon. C’était un Antimilitariste et Dadaïste cent pour cent. Quelqu’un qui détestait la
culture de l’Occident et ne trouvait rien de nouveau à l’Orient.
Il était vraiment désabusé !
L’Orient ? Comme chez nous.
Le thé ? De l’eau de rinçage.
Les cerisiers ? Carte postale.
Les Geisha ? Elles chantent comme un couteau aiguisé
contre la porcelaine !
RICHARD HUELSENBECK n’aimait plus grand-chose dans la
vie.
Il rentrera à Berlin, métropole de la grande crise
économique depuis 1929 où il ne verra plus que la grimace d’une humanité
décomposée.
1933 : HITLER ANTE PORTAS !
L’architecte BRUNO TAUT, internationalement connu, quitte
Moscou trop stalinisé à son goût pour
revenir à Berlin, mais il ne rentre pas chez lui parce que des amis lui
conseillent de se cacher ailleurs. Heureusement car la GESTAPO l’ attendait
chez lui.
Après son départ de Berlin, il parcourt la moitié du
monde et arrive finalement avec sa compagne au Japon.
2 Mai au matin. Mer Japonaise comme la Mer Baltique, à midi plus violente,
le bateau tangue. Le soir et la nuit, plus fort. Beaucoup de pluie, le 3 aussi
mais calme, le midi des vagues, le bateau commence à tanguer. Mer grise, pluie,
air doux. Midi, la côte japonaise. Montagnes verdoyantes. Pays nouveau. Pluie,
tout gris. Après, vert de nouveau et la baie devant, ciel clair derrière, îles
avec pins. Arrivé ! Ça alors ! Du jamais vu. L’eau irisée, nouveau
monde.
BRUNO TAUT est sauvé –
pour le moment. Il est vraiment heureux, c’est certainement un de ces
moments de bonheur très rares dans sa vie au Japon. Il reste euphorique en
découvrant la beauté classique de son pays d’accueil.
EINDRUCK ZUM WEINEN SCHÖN !
IMPRESSION DE BEAUTÉ A PLEURER!
Mais c’est lui, Bruno Taut, l’architecte allemand qui aidera le Japon à
protéger et redécouvrir la beauté de sa
culture classique contre la menace du moderne,
de l’art vulgarisé pour l’exportation, le KITSCH en un mot. Cette
critique fondamentale n’était pas bienvenue. BRUNO TAUT, l’architecte réfugier,
critiquait la politique culturelle du Tenno-Fascime. Alors on lui a enlevé
toutes possibilités de construire des
bâtiments modernes, des ensembles pou lesquels il était fameux– sauf une seule
maison particulière.
A la fin de ses 3 années au Japon il était désespéré. Il
détestait le KITSCH et était horrifié par la momification du classique.
Voici les mots d’adieu de TAUT au Japon qu’il avait tant
aimé autrefois. Ecrits dans son journal
de voyage en Mandchourie, cet état fantoche du Japon en Chine dont je vous
ai parlé déjà, fondé après l’invasion de
l’armée japonaise en 1931. Les mots suivants sont écrits au moment où TAUT quitte le terrain occupé et
dévasté par cette armée et ses colons japonais.
Il écrivait à la main, style dans un style concis et pas
loin de la sténographie.
Bientôt l’hiver arrive avec -30 à -40 degrés . . .
La fin du Japon, sa gare frontière.
Nous avons visité la ville. La misère !
Plus misérable encore qu’en Russie.
Rien n'indique que
ce pays est dans les mains d’une
Nation de grande culture depuis 4 ans.
Oui, c’est la réalité.
Mais notre réalité plus importante
est les liens entre qui existent entre nous et les cœurs
de tous les Japonais qui refusent tout cela.
Nous sommes en 1936, au moment historique où les deux
grands pays fascistes du monde, l’Allemagne et le Japon ont créé des liens
aussi. C’est l’année d’une convention de défense militaire entre l’Allemagne et
le Japon, le pas diplomatique avant le fameux « Axe
Berlin-Tokyo-Rome » en 1940.
Un an avant, pendant
l'hiver 1939, la guerre en Europe terriblement avancée, FRIEDRICH
SIEBURG arrive au Japon. Auteur bien connu dans le Troisième Reich déjà pour ses essais sur la France et son
conte bien aimé « Gott in
Frankreich », » Dieu en France »(1929). Son livre sur le Japon
« Fleur d’Acier », publié dix ans plus tard est oublié et pour de
bonnes raisons comme ce titre nous l'indique :
FLEUR D’ACIER ?
Quel horreur pour une fleur !
En été de la même année, encore en 1939, KURT SINGER
quitte le Japon. L’auteur et savant, travaillant depuis 1931 à l’Université de
Tokyo comme professeur d'économie, doit fuir le Japon et émigrer en Australie
où il a terminé son chef-d’œuvre commencé au Japon : « Miroir,
Sabre et Diamant » !
Peut-être le meilleur des livres allemands sur le Japon.
Puisque mon thème ce soir est le Japon et les voyageurs,
je ne peux pas vous donner même une
petite impression de ce livre. Mais KURT
SINGER, comme Bruno Taut d’ailleurs, a beaucoup aimé et beaucoup critiqué le
Japon. Et pour la même raison : La beauté classique momifiée et KITSCH au
lieu d'une vraie culturel !
Comme invités du Japon, ils devaient se taire plus ou
moins sur son régime barbare, apprécié de l’autre Allemand, FRIEDRICH SIEBURG.
Deux Allemands, le savant SINGER et l’auteur SIEBURG,
tous les deux au même moment à Tokyo, ne
se sont jamais vus ni parlé. SIEBURG représentait les Allemands d’Hitler et
SINGER les juifs allemands.
Mesdames et Messieurs, je vous prie maintenant d’imaginer
qu’ils se soient rencontrés, ces deux-là, opposants sinon ennemis à mort, dans
un bar de nuit à Tokyo, le centre de l’impérialisme japonais bousculé par les
cliques militaires et leurs meurtres
politiques.
Qu’est-ce qu’ils ont pu se dire, nos deux voyageurs au
Japon ?
D’abord rien, parce qu'ils boivent du bon whisky NIKKA,
déjà connu comme un des meilleurs Whisky du monde, parce que mûri dans des
tonneaux faits du bois extrêmement perméable du chêne tendre. . .
Goûtez-le un jour, Mesdames et Messieurs !
Entre-temps, nos
deux voyageurs dans le bar de nuit à Tokyo ne
peuvent plus se taire. Parler est inévitable. C’est ça le bon
Whisky !
ÇA FAIT PARLER.
Qu’est-ce qu’ils se disaient ?
Probablement, Kurt Singer, le plus vieux, demanderait comme les Japonais me l’ont mille
fois demandé là-bas :
VOUS AIMEZ LE JAPON ?
Et là, Friedrich Sieburg, après une autre petite gorgée,
répète avec enthousiasme à peu près ce qu’il a écrit déjà l’après-midi dans son
journal à l’Hôtel. Ces mots ont été traduits et retrouvés dans une édition
parisienne, chez Grasset en 1942.
Le Japon, qui paraît si dur et si assuré des buts qu’il vise, connaît aussi
l’attente et l’hésitation devant son propre destin. On escompte parfois qu’il
interviendra avec la rapidité de l’éclair ; il laisse l’univers dans
l’incertitude, et hésite dans les champs de l’avenir avant d’y poser le pied
pour un nouveau pas en avant.
ET VOUS, MONSIEUR !
Kurt Singer repose son verre de NIKKA sur
le comptoir du bar et songe à ses
valises déjà faites à la maison. Il est terrorisé par cet Allemand à côté de
lui. Il ne dit rien, fait juste :
CHIN, MONSIEUR !
Alors le silence, un autre art japonais de la
conversation, tombe et nous laisse sombrer nous aussi dans le vide. Kurt Singer
a déjà la tête en Australie mais il n'imagine pas encore son dernier regard sur
le Japon.
EN RADE DE
NAGASAKI !
Mais le port de la baie large et belle dans la lumière du coucher du soleil
luisait dans ses couleurs aussi miraculeusement sombres mais transparentes
quand même . . . et le grouillement des bateaux et des barques trouvait encore
une fois son ordre au rythme mouvementé comme un rameau fleuri dans un vase.
SINGER est finalement rentré en Allemagne de l’Ouest en
1950 pour chercher sa sœur qui avait disparu à Auschwitz. Son livre sur le
Japon ne fut publié qu’en 1973 en anglais à Londres et à Francfort sur Main en
1991 seulement.
SIEBURG, lui, est
devenu un auteur très connu et une sorte de pape de la littérature
d’après-guerre en Allemagne de l’Ouest.
Suivons maintenant le dernier voyageur ce soir, un
voyageur hors du commun. Il s’appelle GÜNTER ANDERS, il était disciple d’Edmund
Husserl et de Martin Heidegger – et fut le premier mari de Hanna Arendt.
Venu au Japon en 1958, ce voyageur ne cherchait plus les
sites exotiques, ni le Zen bouddhiste, ni une cérémonie de thé ou une geisha.
S’il y avait encore quelques choses d’exotique dans le monde et pas juste au
Japon, il faudrait le chercher au temps d’avant le 6 août 1945 , le jour
où s’abattit sur le peuple de ce pays la première bombe atomique.
En visite au musée de la Bombe Atomique de Hiroshima ,
GÜNTER ANDERS était tombé en arrêt devant une vitrine avec son amalgame bizarre
et affreux qui nous est resté de cette seconde qui nous a séparé de l’avant à
jamais.
Tu dois le voir, tu dois le nommer.
Car ce qui est là sous tes yeux, à seulement dix centimètres, séparé de toi
par une vitre, aussi proche que ton propre corps, c’est une main qui a fondu en
même temps que le verre d’une bouteille de bière. On ne saurait pas dire où la
bouteille cesse d’être bouteille et commence à devenir main – mais, une
fraction de seconde plus tôt, il y avait quelqu’un, assoiffé, qui a voulu
porter la bouteille à la bouche, il avait peut-être bu la première gorgée . . .
« C’est quoi ça, papa dans cette
vitrine-là? », m’ont demandé mes enfants, venus me rendre visite pendant
leurs vacances de l’été en 1984, devant la même vitrine à Hiroshima.
Et je leur ai fait une réponse insignifiante.
Puis, nous trois nous promenant encore à Hiroshima, alors
que moi j’étais très fatigué de la route
à cause de la conduite à gauche, ce fut encore mes 2 petits malins qui
découvrirent quelque chose d'absolument stupéfiant, horrifiant presque
incompréhensible sur un des ponts de cette ville malheureuse.
Quelqu’un qui ne se doutait de rien s’était, le matin du 9 août, appuyé
contre ce mur. Et c’est alors que la foudre a frappé. Et en un instant le mur était
devenu une surface de braise, et l’homme devenu cendre.
En revanche, (…) cette surface n’avait pas fondu. Et c’est cette partie qui
avait été conservée par la prise de vue au flash en tant que négatif. Il avait
sauvé cette partie-là. Car c’est la seule trace qui soit restée de son séjour
terrestre. Et c’est la seule qui restera de son séjour terrestre.
Et que restera-t-il donc de nous ?
Question toujours sans réponse depuis 70 ans.
Günter Anders, il y a 60 ans, mes enfants et moi il y a
30 ans, nous avons tous et toutes continué notre vie quotidienne depuis.
Comme nous le ferons ce soir.
Et puisqu’il est déjà tard et que nous commençons avoir
faim et soif, je vous invite à jeter un coup d’œil sur la nourriture japonaise comme Günter
Anders l’avait vue.
Ce philosophe qui a vraiment aimé et adoré l’art de
manger au Japon aussi.
Manifestement, pour un Japonais, le monde n’est pas seulement visible, mais
aussi, et avec la même universalité, mangeable. Ce n’est pas ce qui est
mangeable qui est l’exception, c’est ce qui ne l’est pas. Quel mélange de
curiosité et de gratitude envers la plénitude de ce qu’offre le monde. Mais
chaque parcelle est par magie transformée en une œuvre d’art. Le potage clair
servi dans une petite coupelle laquée ressemblait à un étang de jardin ;
dans cet étang, les lamelles de bambou couleur d’ivoire qui nageaient dans ce
potage ressemblaient à des îles. Et la feuille solitaire qui nageait au fond de
l’étang était un hymne à l’automne. Peintures, art des jardins, poésie . . .
très proches les uns des autres.
Et pas seulement cela !
Pour vous donner l’eau à la bouche, regardez au moins
ceci, s’il vous plaît :
Voici mon conseil, mon petit secret!
Ne goûtez pas seulement, sentez le goût du naturel, du
CRU !
Le plaisir de mordre, comme les Japonais le savent :
Vos dents dans la texture, dans la SUBSTANCE des légumes,
des poisons crus et de la viande aussi.
Ah!
J’ai oublié encore quelque chose annoncé!
Hölderlin,
Friedrich Hölderlin !
Un grand
poète comme Goethe, Schiller ou Kleist.
Un visionnaire révolutionnaire!
Hölderlin n’est pas allé au Japon ni en rade de Nagasaki,
naturellement.
Mais il a parcouru l’Auvergne l’hiver de 1801, venant de
Stuttgart, en allant à Bordeaux. Et cela pour vivre ce qu’il pensait avant
cette longue marche dans un pays montagneux, étrange et même dangereux.
IL FAUT APPRENDRE
A SE CONNAÎTRE SOI-MÊME AUSSI BIEN QUE L’AUTRE !
Voilà le conseil
de Friedrich Hölderlin pour voyager aujourd’hui quand beaucoup des réfugiés
sont de nouveau sur les routes et dans les villes.
Mais pour vraiment terminer maintenant j’aimerais
remercier beaucoup
Geneviève pour sa nouvelle collaboration !
Jean-Hugues pour la mise en pages !
Et Philippe et Madame Cuer pour leurs soutiens.
(Texte rédigé
d’après une conférence le 14 janvier à l’Université Inter Ages Aurillac)